Rebouteux et curandero amérindien, Marcos Drake exerce en Suisse. Convaincu que nous sommes des êtres bio-psycho-socio-énergétiques et spirituels, il privilégie une approche multidimensionnelle des soins. Grand érudit, il porte un regard critique sur la “récupération” des médecines psychédélique et chamanique, telle qu’elle semble se profiler sous nos latitudes.

Marcos Drake, vous êtes Curandero. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Je suis curandero, ainsi que huesero, autrement dit rebouteux. Le mot curandero vient de l’espagnol curar qui signifie guérir. Par extension curandero est le nom donné aux guérisseurs traditionnels en Amérique latine. Pour les anthropologues, le curanderismo est un vestige des pratiques magico-religieuses des peuples premiers du continent américain, avant l’arrivée des Européens. Le curanderismo a pour objectifs la guérison, le maintien de la santé et la longévité. C’est également une voie de transformation spirituelle. La direction des rituels, la guérison – sous différentes formes –, l’enseignement, le conseil sont quelques-uns des rôles du curandero qui est aussi un gardien de la mémoire, un intermédiaire entre le monde des humains et celui des esprits. Donc, vous l’avez compris : on ne devient pas curandero ; on naît curandero.
En ce qui me concerne, il s’agit en partie d’un héritage de mes ancêtres amérindiens de la nation Charrúa et Chaná, qui vécurent entre l’Uruguay, l’Argentine et le Brésil. Mais comme nomade issu d’un métissage, je m’inspire de sources multiples, riches en influences amérindiennes, espagnoles, africaines, mexicaines, mais également sibériennes et mongoles. Il existe une multitude de curanderos qui, selon leurs origines ethniques et leurs pratiques, ont des noms autochtones différents. Ceux de mon peuple m’appellent Tijui oblé ua veté, qui signifie Père bon qui guérit, en Chaná.
En Suisse, l’utilisation de plantes dites « psychédéliques » est réservée à quelques médecins habilités à les prescrire, notamment pour soigner la dépression ou calmer les douleurs chroniques. Quel regard portez-vous sur cette utilisation ?
L’ère des antidépresseurs modernes débute en 1956, une époque où ces troubles étaient rares[1]. Aujourd’hui, l’OMS classe la dépression comme première cause mondiale de morbidité et d’incapacité, avec une hausse de 18 % entre 2005 et 2015[2], et de 25 % depuis la pandémie de COVID-19[3]. C’est un problème majeur. Épuisement physique, perte de sens, rejet du système capitaliste : la dépression illustre, selon moi, le déclin d’une civilisation. Après des décennies de stigmatisation, les psychédéliques émergent comme une solution prometteuse, mais ils sont aussi une opportunité commerciale colossale. Le marché, estimé à 2 milliards de dollars, pourrait atteindre 10,75 milliards d’ici 2027 [4] , bien que la plupart de ces substances restent illégales en Occident. Pour les légaliser et les vendre, il faut redorer leur image. Le nouveau branding des psychédéliques les présente donc comme des alliés de la santé mentale et de la productivité. Et plutôt que d’explorer les vraies causes de la dépression, on pense surtout à en tirer profit. Or, la dépression, maladie de notre époque, ne régressera que si les valeurs humaines retrouvent la place qu’elles méritent dans notre monde. La « renaissance » des psychédéliques fait abstraction de ces réflexions essentielles. Avec le réconfort pour promesse, elle accentue l’isolement en réalité. Pour moi, la réponse réside dans le lien social, rôle traditionnel et sacré des psychédéliques. Ce paradoxe résume les limites de cette renaissance.
« Le nouveau branding des psychédéliques les présente donc comme des alliés de la santé mentale et de la productivité. Et plutôt que d’explorer les vraies causes de la dépression, on pense surtout à en tirer profit. »
Au fond, ce que vous évoquez, c’est une appropriation culturelle. Est-elle évitable sous nos latitudes ?
Elle semble inévitable, en effet : l’attitude mentale dominante n’a pas changé depuis la colonisation des Amériques. Pour certaines plantes psychédéliques, il s’agit clairement d’appropriation culturelle, et, dans tous les cas, d’une colonisation du savoir autochtone. Classées en 1971 comme des «drogues dangereuses et sans intérêt thérapeutique», ces substances sont désormais promues par les mêmes groupes qui les avaient stigmatisées. On parle de « renaissance », oubliant que le savoir lié aux psychédéliques n’a jamais disparu. Il a survécu, souvent clandestinement, malgré la violence coloniale, la mortalité indigène, la christianisation forcée, la criminalisation des pratiques rituelles considérées comme déviantes, voire diaboliques, ainsi que l’exploitation des peuples autochtones et des esclaves. Pourtant, ce renouveau se fait une fois encore à l’écart des communautés d’origine, tout comme le « chamanisme » New Age, souvent réduit à des formations express ou des expériences touristiques. Le sacré a laissé place à une spiritualité marchande, où les quêtes de vision se déroulent en ligne sur Internet et où le « tourisme chamanique » prospère. Les plantes psychédéliques suivent inévitablement cette même trajectoire, détachées de leur contexte traditionnel et véritablement spirituel.
« Le renouveau des psychédéliques se fait une fois encore à l’écart des communautés d’origine, tout comme le « chamanisme » New Age, souvent réduit à des formations express ou des expériences touristiques ».
Que pensez-vous de l’utilisation des psychédéliques en soins palliatifs ?
Mon avis importe peu et ne pèse pas lourd dans la balance. Les soins palliatifs ont pour mission d’assurer la meilleure qualité de vie possible aux patients en phase terminale. Cela inclut non seulement de soulager leurs douleurs physiques, mais aussi d’apaiser leurs peurs et incertitudes. Dans ce cadre, les psychédéliques peuvent jouer un rôle bénéfique. Cela dit, il est regrettable d’attendre la fin de vie pour en explorer les potentialités. Selon moi, leur usage pourrait être encore plus efficace en amont, avec l’accès à de nouveaux horizons intérieurs. Cela ouvrirait des perspectives sur la vie et le monde et nous enrichirait avant que la mort ne soit proche. Si, au lieu de psychédéliques – qui révèlent l’âme – nous parlions d’enthéogènes, qui engendrent le sentiment du divin, un champ d’exploration encore plus vaste s’ouvrirait à nous. Je diffère, en ce sens, de la notion répandue d’une réalité altérée par les substances psychédéliques, étant plutôt de ceux qui considèrent la notion de réalité augmentée comme étant plus adéquate.
Que pensez-vous de la médicalisation de la mort ?
Aujourd’hui, la médicalisation de la souffrance humaine a envahi toutes les étapes de l’existence, des débuts de la vie à ses derniers instants. Avant de parler de la médicalisation de la mort, il nous faut tristement remarquer qu’il existe une médicalisation de la vie. Fasciné par les avancées médicales de la science, l’homme moderne a projeté sur le scientisme médical un désir de maîtriser la vie, faisant basculer les préoccupations sociales, morales et même spirituelles dans le champ médical. La biomédecine, la psychiatrie et la santé publique étendent leur influence jusqu’à s’infiltrer dans nos dimensions physiques, psychiques, émotionnelles, relationnelles et spirituelles. Les conséquences en sont une multiplication des diagnostics et un usage abusif des médicaments. Nos émotions, comportements et tous les événements importants de nos existences sont envisagés comme des problèmes qui nécessitent une intervention médicale. L’absence de sacré, jadis central dans l’accompagnement de la vie et de la mort, explique partiellement cette transformation. Aujourd’hui c’est la médecine qui codifie les conduites à tenir, en fonction des diagnostics. Le patient est identifié à une maladie et signe le contrat de soins auquel son diagnostic lui donne droit. En conséquence, la gestion de la fin de vie a été transférée à d’autres sphères et acteurs, redessinant les cadres autrefois spirituels ou communautaires sous une perspective médicale. Je souhaite que les êtres humains redécouvrent le sacré, car il existe un infini dans toutes les choses, même les plus petites, les plus insignifiantes et les plus vulgaires. Le feu, les cailloux, chaque brin d’herbe, goutte d’eau ou poussières sont des hiérophanies où le sacré se rend visible aux mortels dans une invitation à renouer avec une réalité transcendante. Comme si, derrière chacune de ces choses présentes, pouvait surgir à chaque instant un autre monde, plus grand encore. Une rencontre entre l’infini et l’éphémère, un espace où le sacré trouve encore à s’exprimer.
« Fasciné par les avancées médicales de la science, l’homme moderne a projeté sur le scientisme médical un désir de maîtriser la vie, faisant basculer les préoccupations sociales, morales et même spirituelles dans le champ médical ».
Quel est l’avenir du chamanisme sous nos latitudes à votre avis ?
Le chamanisme est aujourd’hui devenu à la fois une industrie florissante et un phénomène de mode. On observe une réappropriation et une réinterprétation de cette pratique par les Occidentaux, accompagnée d’une montée en puissance d’un « néo-chamanisme » à caractère consumériste. Trouver des chamanes authentiques s’avère bien plus difficile qu’on pourrait le croire. Dans un monde où beaucoup se sentent perdus, les « chamanes en plastique », véritables gourous 2.0, sont omniprésents et prêts à séduire les âmes en errance. Bien qu’il existe une abondance de livres, d’études et de documents sur le chamanisme, cette pratique ancestrale reste encore largement méconnue et fantasmée. Elle ne peut se réduire à la transe ou à l’utilisation de plantes psychédéliques : son essence va bien au-delà de ces éléments. L’avenir du chamanisme ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire. Soyons de ceux qui font avancer le monde et le rendent meilleur !
[1]Le Temps des antidépresseurs, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, nous y trouverons une abondance de références scientifiques et historiques qui étayent cette thèse.
[2]Source : https://www.who.int/fr/news/item/30-03-2017–depression-let-s-talk-says-who-as-depression-tops-list-of-causes-of-ill-health
[3]Source: https://www.who.int/fr/news/item/02-03-2022-covid-19-pandemic-triggers-25-increase-in-prevalence-of-anxiety-and-depression-worldwide
[4]Selon le Data Bridge Market Research : https://www.databridgemarketresearch.com/reports/global-psychedelic-drugs-market voir aussi l’article : https://www.vogue.fr/article/pourquoi-les-retraites-psychedeliques-sont-desormais-la-nouvelle-lubie-des-voyageurs